Nord-Sud-Est-Ouest

Vu sur Ab irato

Le soir du 25 juillet dernier, à Paris, l’excitation est à son comble. (Presque) tous les yeux étaient tournés ers la Ville Lumière : le lendemain devait être un grand jour, celui de l’ouverture de la 33ème édition des Jeux Olympiques. Les organisateurs avaient pré-annoncés une inauguration à la hauteur de la grandeur française, – un défilé « audacieux, original, unique » sur la Seine. Le souvenir désagréable de la précédente édition japonaise, reportée d’un an à cause d’une petite maladie et ayant finalement eu lieu devant des gradins vides, devait être oublié. Cette fois, rien ne pourrait empêcher le retour somptueux des Jeux dans la patrie de leur créateur, le baron De Coubertin. Ni un éco-système éreinté par des siècles d’industrialisme, ni un conflit local, possible étincelle d’une guerre mondiale nucléaire, ni un génocide en cours


« Et si jamais, par quelque malchance, il se produisait d’une façon ou d’une autre quelque chose de désagréable, eh bien, il y a toujours le soma qui vous permet de prendre un congé, de vous évader de la réalité. Et il y a toujours le soma pour calmer votre colère, pour vous réconcilier avec vos ennemis, pour vous rendre patient et vous aider à supporter les ennuis. »

Pour garantir le déroulement régulier de la manifestation sportive, c’est-à-dire l’ingestion planétaire de soma sportif, les autorités françaises avaient pris des mesures de sécurité exceptionnelles : 45 000 agents répartis dans toute la ville, 18 000 militaires, 200 forces spéciales (la moitié dans le rôle de sniper sur les toits de la capitale française), une centaine de plongeurs. En plus de ça, un déploiement de drones et des barrières maritimes visant à empêcher le déplacement illégal de petite embarcation à travers La Manche, le déploiement d’une unité missile terre-air pour sécuriser la zone, la fermeture de l’espace aérien sur la capitale survolée uniquement par des hélicoptères militaires. Et puis la collaboration avec les services secrets de 80 pays, la présence d’agents de police provenant de dizaines de pays, ainsi que 2 000 agents de sécurité privée. Et encore, le contrôle des eaux usées à la recherche de virus, l’installation de sonar aquatiques, un système de vidéosurveillance basé sur les algorithmes de l’Intelligence Artificielle. Tout cela autant pour donner une idée de l’importance de l’événement, que pour faire comprendre combien il était indispensable qu’à partir du 26 juillet, à Paris, rien ne devait, rien ne doit et rien ne devra arriver.

« Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux;ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir. Ils sont à l’aise ; ils sont en sécurité […] ils sont conditionnés de telle sorte que, pratiquement, ils ne peuvent s’empêcher de se conduire comme ils le doivent. Et si par hasard quelque chose allait de travers, il y a le soma… »

Et pourtant… merde ! – la matinée du 26 l’ambiance était ruinée. Certainement pas par es pluies diluviennes déjà prévues pour la soirée. Non, le problème est tout autre : si Paris est le centre de la France, la France ne consiste pas seulement en sa capitale. Chaque centre, par définition, a sa périphérie. Clôturer, défendre, surveiller chaque mètre carré d’un centre est une ambition à la portée de toutes les arrogances. Mais nul ne peut prétendre en faire autant avec une périphérie qui, dans ce cas, s’étend jusqu’aux frontières. Un territoire que, par commodité, on peut subdiviser sur la base des quatre points cardinaux.

Eh bien, dans la nuit du 25 au 26 juillet, à quelques heures de l’ouverture des circenses modernes, à Paris même et aux quatre points cardinaux de l’hexagone, quelque chose est arrivé. Une petite chose, mais à l’impact énorme. De petits sabotages de la ligne ferroviaire à Haute Vitesses – réussis au centre, au nord, à l’ouest à l’est, raté au sud – qui ont bloqué durant de longues heures la circulation en direction de la capitale.
Incroyable, n’est-ce pas ? Quelques bouteilles incendiaires ont suffi, quelques pinces complices pour briser l’enchantement, plus encore, la véritable sorcellerie qui rend acceptable l’aberrante condition humaine.

« Je ne comprends rien » dit-elle avec décision, déterminée à conserver intacte son incompréhension. « Rien. Et ce que je comprends encore le moins de tout » continua-t-elle sur un autre ton, « c’est pourquoi vous ne prenez pas de soma quand il vous vient de vos idées épouvantables. Vous les oublierez totalement. Et, au lieu de vous sentir misérable, vous seriez plein de gaieté. Oui, tellement plein de gaieté ! » répéta-t-elle…

Ils n’y comprennent rien. Comment est-il possible que quelqu’un ait cherché à empêcher à 800 000 potentiels spectateurs d’être présents et heureux cette fin de semaine, assis dans les stades à brandir les petits drapeaux de leur nation, si désireux d’entonner leur hymne national ? Comment peut-il bien venir à l’esprit de quelqu’un de ruiner les vacances de personnes propres sur elles, aux honnêtes travailleurs qui jour après jour font avancer cette société infâme ? Les grands et les petits animateurs du Spectacle n’y comprennent absolument rien. Pourtant, des personnages importants aux figurants, tous se sont indignés.
Le ministre des Transports français, par exemple, a qualifié le sabotage des lignes de haute vitesse d’« action criminelle scandaleuse », tandis que pour sa collègue, la ministre des Sports, il s’agissait d’une attaque contre les athlètes et leur patrie : « C’est les Jeux des athlètes qui en rêvent depuis des années et qui se battent pour le Graal de monter sur ces podiums, et on va leur saboter ça. Jouer contre les Jeux, c’est jouer contre la France, c’est jouer contre son camp, c’est jouer contre son pays. » Que soit envisageable l’accusation de haute trahison, le jeune leader du parti d’extrême droite le soutien lui aussi, lui qui est d’accord par ailleurs avec une experte des chantiers ferroviaires qui parle d’« attentat contre la liberté de partir en vacances ». Un concept partagé entre autres par le directeur général de la SNCF, selon lequel « ce sont les français qui sont attaqués ».
Mais par qui ? Bah, selon lui par… par… par une bande « bande d’illuminés, d’irresponsables » ! Une secte de fous, en somme. Tandis que pour le ministre de l’Intérieur, la coupure et l’incendie des câbles de fibres optiques qui longent les voies de chemin de fer sont « un mode d’action traditionnelle de l’utra-gauche ». Mais il y en a aussi qui ont évoqué l’ingérence étrangère, comme par exemple le ministre des affaires étrangères israélien dont al langue frappe contre une dent douloureuses : à l’écouter le sabotage « a été planifié et exécuté sous l’influence de l’axe du mal de l’Iran et de l’islam radicale ». Carrément ? Mais il faut comprendre le délire des pairs israéliens de von Ribbentrop. Il sait bien que le 26 juillet dernier était le 294ème jour du génocide des palestiniens…

« Mais c’est épouvantable ! » répétait-elle sans fin, et toutes les consolations de Bernard furent vaines. « C’est épouvantable ! Ce sang ! » Elle frémit. « Oh ! Si j’avais mon soma ! »

Quand on parle d’Olympiades, le chœur est unanime : une grande fête sportive, amitié et fraternité entre les peuples, trêve olympique, culte du dévouement et de l’effort… Un alignement des points de vue si enraciné qu’il rend inimaginable que quelqu’un puisse non seulement refuser de penser que l’important c’est de participer (à la compétition, à la quête de succès, à la mesure du temps, au culte de la simple force physique, à l’apologie du nationalisme…), mais qui a en plus la hardiesse d’interrompre ce chœur zélé, conscient que l’important c’est d’empêcher de participer. De participer à la reproduction sociale.
Et voilà que de la nuit du désir surgissent les ombres de ceux qui ne se présentent pas aux élections, de ceux qui ne fréquentent pas les plateau télévisés, de ceux qui ne lancent pas et ne dirigent pas des mouvements sociaux ou des partis politiques, de ceux qui n’adressent aucun sourire complaisants. Parce qu’ils méprisent tout public, parce qu’ils veulent mettre fin à toute représentation. Et n’hésitent pas, pour cela, à mettre les pieds dans le plat. Contre tout bon sens, contre tout calcul politique.

« Mais vous plaît-il d’être des esclaves ? » disait le Sauvage au moment où ils pénétrèrent dans l’Hôpital. Son visage était empourpré, ses yeux flamboyaient d’ardeur et d’indignation. « Vous plaît-il d’être des bébés ? Oui, des bébés, vagissants et bavants » ajouta-t-il exaspéré par leur stupidité bestiale, au point de lancer des injures à ceux qu’il était venu sauver. Les injures rebondirent sur leur carapace de stupidité épaisse ; ils le dévisageaient, les yeux plein d’une expression vide de ressentiment hébété et sombre. « Oui, bavants » vociféra-t-il franchement. La douleur et le remord, la compassion et le devoir, tout cela était oublié à présent, et en quelque sorte absorbé dans une haine intense qui dominait tout à l’égard de ces monstres moins qu’humains. « Vous ne voulez donc pas être libres, être des hommes ? Ne comprenez-vous même pas ce que c’est que l’état d’homme, que la liberté ? » La rage faisait de lui un orateur cohérent ; les mots arrivaient facilement, en flux serré. « Vous ne comprenez pas ? » répéta-t-il, mais il ne reçut pas de réponse à sa question. « Eh bien, alors » reprit-il d’un ton farouche, « je vais vous l’apprendre: je vous imposerai la liberté, que vous le vouliez ou non ! »

À droite, au-delà des hypocrisies théâtrales, personne n’en a rien à faire de la liberté ; ce qui compte pour eux c’est uniquement d’imposer l’ordre. Mais la gauche, par dessus-tout l’extrême gauche, quand elle ne cherche pas à sécher les larmes et la sueur en exhortant à la résilience, se complaît de temps en temps à se comporter en défenseur de la liberté. Du moment que cette liberté soit rigoureusement conjuguée au pluriel, comme œuvre stratégique collective de conquête de droits supplémentaires. Eh bien, cette gauche, fière de ses succès électoraux et assoiffées de composition militante, comment a-t-elle réagit aux sabotages ayant eu lieu ? Dans les palais on passe de l’indignation socialiste (« Cette déstabilisation, c’est du sabotage, c’est remettre en discussion l’image de la France ») à la sénilité indomptée (« Nous dénonçons ces actes volontaires et nous envoyons tout notre soutien aux cheminots mobilisés sur le terrain et qui travaillent jours et nuis pour garantir le retour à la normale aussi vitre que possible »). Dans les rues, silences embarrassés d’un côté, ne ressortent que les clins d’œils intéressés et nauséabonds de ceux qui se dépêchent de préciser que le sabotage est « au service d’un monde meilleur » (comme l’a enseigné Mao, et l’ont appris les actuels petits chefs du mouvement).

« Distribution de soma » cria une voix forte. « En bon ordre, s’il-vous-plaît. Dépêchez-vous un peu, là-bas. »

Après les actes de sabotages, le ministre des Transports a assuré que des « moyens considérables » ont été mis en œuvre pour « renforcer » la surveillance des 28 000 km à travers lesquels se déploie le réseau ferré français ! « un millier d’agents de manutention de la SNCF » ajoutés aux « 250 agents de la police ferroviaire » avec le soutien de 50 drones et d’hélicoptères de la gendarmerie veilleront « jusqu’à nouvel ordre » sur le retour à la normalité.
Ah, le retour à la normalité, obsession de tous les politiciens : que tout redevienne comme auparavant, le réveil tôt le matin et la fatigue du soir, l’exploitation au travail et de la vie, les bavardages idiots enter collègues et amis, la dévastation des écosystèmes et des imaginaires, les queues aux feux rouge et aux caisses de supermarchés, la répression des protestations et des désires, le divertissement télévisuel et numérique, le massacre des populations et des rêves, le loyer à payer et les factures à régler, la surveillance totale des espaces et des pensées, le choix du cinéma ou du local où aller, la domestication de tout élan et de toute singularité, les marchandises à vendre ou à acheter, le respect et l’obéissance pour les institutions.
Voilà la normalité à rétablir. Et ceux qui osent la défier sont menacés de potentielles condamnations jusqu’à 20 ans de prison !

Tout à coup, de la Boîte à Musique Synthétique, une Voix se mit à parler. La Voix de la Raison, la Voix de la Bienveillance. Le rouleau d’impression sonore se dévidait pour servir le Discours Synthétique Numéro Deux (Force Moyenne) Contre les Émeutes. Jailli du fond du cœur non existant. « Mes amis, mes amis ! » dit la Voix d’un ton si touchant, avec une note de reproche su infiniment tendre que, derrière leurs masques à gaz, les yeux des policiers eux-mêmes s’embuèrent momentanément de larmes « que signifie donc tout ceci ? Pourquoi n’êtes-vous pas tous réunis là, heureux et sages ? Heureux et sage » répéta la voix « en paix, en paix. » Elle trembla, s’amortit dans un murmure, et expira un instant. « Oh ! Comme je désire que vous soyez heureux » reprit-elle, pleine d’une ardeur convaincue. « Comme je désire que vous soyez sages ! Je vous en prie, je vous en prie, soyez sages et… » Au bout de deux minutes, la Voix et les vapeurs de soma avaient produit leur effet.

Non parler a trop durer. La normalité, déjà définitivement finie avec la pandémie de servitude volontaire, ne ressurgira certainement pas au milieu d’un bain de sang. Cette impitoyable civilité de massacreurs et d’influencer ne connaîtra aucune pitié. Après avoir mis le couteau sous la gorge de n’importe qui et avoir commencé à étripé les damnés de la terre, les Seigneurs et leurs larbins vont-ils jusqu’à prétendre être traités avec courtoisie et bonnes manières ? La normalité, celle de l’autorité et de l’argent, ils peuvent l’oublier pour toujours.
Et en effet, dans la nuit du 28 au 29 juillet, une nouvelle vague de sabotages a frappé la France. Cette fois, ce sont les autoroutes de fibre optique qui sont coupées dans au moins dix départements, au nord et au sud du pays, détériorant cette fois une épine dorsale d’internet : à savoir un réseau de blackbone, en l’occurrence celui de l’opérateur d’infrastructure SFR, utilisé pour connecter à haute vitesse de transmission de nombreux réseaux à l’intérieur d’un réseau plus grand. Voilà pourquoi ces nouveaux sabotages ont aussi eut des conséquences sur de nombreux autres opérateurs des télécommunications.
Pour la secrétaire de l’État responsable du Numérique il s’agit d’« actions lâches et irresponsables » tandis que la Fédération Française des Télécommunications « condamne fermement cet acte de vandalisme qui frappe la vie des Français, au moment où le monde entier a les yeux tournés sur les Jeux Olympiques et Paralympiques ».

Aussi, l’usage du soma n’était-il pas un vice personnel, mais bien une institution politique, l’essence même de la Vie, de la Liberté et de la Poursuite du Bonheur garantie par la Déclaration des Droits. Mais ce privilège inaliénable des sujets, précieux entre tous, était en même temps l’un des instruments de domination les plus puissants dans l’arsenal du dictateur. L’intoxication systématique des individus pour le bien de l’État (et, incidemment, pour leur propre plaisir) était un élément essentiel du plan des Administrateurs Mondiaux. La ration de soma quotidienne était une garantie contre l’inquiétude personnelle, l’agitation sociale et la propagation d’idées subversives. »

Si « les esclaves heureux sont les pires ennemis de la liberté », la raison pour laquelle ce bonheur doit être ruiné ne fait pas l’ombre d’un doute. Si les infrastructures techniques dispersés sur tout le territoire sont nécessaires pour diffuser la voix du commandement et l’algorithme de l’obéissance, l’urgence de leur démolition est plus qu’explicite. Tout cela n’a rien de politique, c’est vrai, mais laissons les mendiants de droits constitutionnels suivre les voies institutionnels. Tout cela n’a besoin d’aucun consensus populaire, c’est vrai, mais n’a besoin que d’un peu de volonté et le concours des étoiles.
N’est-ce pas là ce qu’il reste de merveilleux ?